mercredi 18 juin 2014

Une part de quiche dans le freezer

Lisa Golightly (allez voir son site c'est beau)


Un samedi soir au rayon saurisserie du Monop.
La lumière est crue, les caddies sont pleins et on lit dans les yeux des employés affectés au remplissage des rayons toute la fatigue de la journée la plus chargée de la semaine.

C'est pas guitte guitte comme ambiance, sans doute qu'on serait mieux les pieds nus dans l'herbe, à essayer de cueillir des pâquerettes entre le gros et le moyen orteil, une bière fraiche à la main, tout en maintenant le niveau minimum d'une conversation paresseuse et tranquillement jouissive avec ceux qu'on aiment.

Et pourtant.






Une vieille dame avance à petit pas, appuyée sur son caddie et soutenue par une de ses filles pendant que la seconde les devance de quelques pas.
L'allure est tranquille et sans heurts.

Arrivées devant le rayon saurisserie, l'aînée dit "tu as une part de quiche dans le freezer, tu te souviens ?". La mère acquiesce et poursuit son chemin.

C'est un rituel du samedi, passer voir leur mère dans son petit appartement du centre ville, apporter une pâtisserie et se raconter la semaine qui vient de passer en prenant un thé dans le salon.
La mère attend cette visite avec impatience, c'est son rayon de soleil.
Bien sûr elle aimerait que ses petits enfants accompagnent leurs mères et ses gendres aussi.
Mais avoir seulement pour elle ses deux filles lui donne le sentiment de revivre des années en arrière, quand elles étaient petites et elle, leur maman qui veillait sur elles plutôt que l'inverse.
Après le thé, les filles proposent toujours à leur mère de partir faire quelques courses pour la semaine.
Bien sûr Madame Thépaut vient tous les jours, faire un peu de ménage, deux-trois courses, préparer les repas et secouer les tapis. Mais le samedi, c'est le gros plein de la semaine, on prévoit, on anticipe, on complète les rayons du garde manger.
Ses filles y tiennent beaucoup.
Elle, beaucoup moins.
Avec l'âge, on perd le goût de manger, l'appétit s'étiole et l'envie de se mettre à table aussi. Un bout de pain, du fromage et un bouillon lui suffiraient bien mais ses filles ne l'entendent pas de cette oreille. Elles aimeraient que leur mère garde son amour des bons produits, se nourrisse bien, reste gourmande. Ca les rassure, elles ont gardé dans leur tête ce vieil adage qui dit que "tant que l'appétit va, tout va"et elles, elles veulent que leur mère aille, même si elle vit seule depuis que son mari est parti il y a presque un an.

Alors, toutes les trois font le tour des rayons et les deux filles commentent, proposent, mettent dans le caddy des produits que la mère regarde à peine mais qu'elle accepte, parce qu'elle sait que ça leur fait plaisir et que leur faire plaisir lui suffit.

Arrivées devant le rayon saurisserie, l'aînée dit "tu as une part de quiche dans le freezer, tu te souviens ?". La mère acquiesce et poursuit son chemin.

Derrière cette phrase anodine, il y a, perçoit-elle confusément, tout l'amour du monde et ça la bouleverse l'espace d'un instant. Alors, elle écrase discrètement une larme sur sa joue et répond à sa cadette qui lui propose de prendre des crêpes "tu sais avec un bout de jambon et du fromage, tu aimes ça" que oui, elle veut bien des crêpes. Et de la quiche aussi.




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