mardi 10 novembre 2015

Bataille rangée dans les beaux quartiers



A ma droite, l'armée silencieuse 
A 19 heures, ils sont là, dans la rue, mine farouche et oeil fatigué, les commis de cuisine et les chefs de partie des grands restaurants. Pantalon à carreaux violet et veste blanche. Le cheveu très court autour des oreilles. Ils fument une cigarette ou prennent l'air avant de prendre leur service en discutant mollement. On sent autour d'eux l'esprit de corps de ceux qui passent leur vie ensemble dans un environnement tendu, hiérarchisé. Et juste dessous, la rébellion qui pointe. La nuque courte, oui, mais sous le calot une mèche folle qui fait de la résistance. Sous les manches retroussées le tatouage qui s'enroule autour de l'avant bras. Le verbe haut et la bourrade facile. Des hommes qui dans moins d'une heure cuiront à la perfection les petits pois et le filet de dorade et construiront des oeuvres d'art sur une toile en porcelaine fine immaculée. Des hommes qui rentreront chez eux ce soir et s'écrouleront sur leur lit après avoir avalé un morceau de fromage et un bout de pain qui traine.


A ma gauche, la princesse au petit pois
A toute heure, elle est là, sur mon fil Instagram, image léchée, tirée au cordeau par son mari photographe. Pour elle la cuisine est une démonstration de savoir vivre. Prendre son temps, goûter les vins, choisir amoureusement les légumes au marché, le pied léger dans une ballerine fine, les bras dorés par le soleil du Médoc. Chez elle point d'inox ni de carrelage blanc. Mais des tomettes, une cuisinière à l'émail mordoré, une batterie de cuisine authentique et des cuillères de bois. La cuisine est familiale et généreuse, la famille souriante et éclatante de santé. Point de surgelés ni de conserves industrielles, mais la saveur incomparable des fruits et légumes achetés frais au marché le jour même et des oeufs tout juste sortis du cul de la poule.


Les deux se croisent sans se voir, ne partageant finalement pas grand chose au-delà de la marque de leur batterie de cuisine. Et on ne sait trop desquels se réclamer, le soir, debout devant notre table à induction, les yeux dans le vague et les oreilles dans la radio, à regarder bouillir l'eau en moins d'une minute avant d'y jeter un paquet de pâtes de qualité (quand même).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

LinkWithin

Blog Widget by LinkWithin